Journées d'étude « Yan Thomas »
Droit et Sciences Sociales

Censures canoniques et gouvernement, IVe-XXIe siècles. Droit, subjectivité, religion et politique dans le temps long de la tradition occidentale

Première « Journée d’étude Yan Thomas. Droit et sciences sociales »

Journée de lancement d’un programme de recherches collectives organisée par
Arnaud Fossier (Univ. de Bourgogne, ArTeHis) et
Julien Théry (Univ. Paul-Valéry de Montpellier, CEMM)


Vendredi 5 décembre, 10h-17h45
EHESS, salle Lombard, 96 bd Raspail, 75006 Paris


« Peu de sujets se prolongent et se ramifient comme celui-ci. »
Eugène Vernay, Le Liber de excommunicatione du cardinal Bérenger Frédol, Paris, 1912, p. I.


* * *



Les censures ou sanctions canoniques – excommunication, interdit et suspense – sont des institutions religieuses et juridiques de très longue durée, dont la place importante dans les anciennes sociétés d’Occident se trouve largement oubliée et sous-étudiée. L’interdit comme mesure appliquée contre un territoire et sa population n’existe certes plus aujourd’hui. Mais l’excommunication, elle, constitue toujours dans l’Église catholique la principale peine « médicinale » (par opposition aux « peines expiatoires »), complétée, pour les seuls clercs, par la suspense – ce aux termes des canons 1312 et 1331-1333 du Code de droit canonique de 1983.

Du mythe de l’excommunication de l’empereur Théodose par saint Ambroise après le massacre de Thessalonique (390) aux sanctions prononcées en 2013 par le pape Francois contre le Père australien Greg Reynolds, coupable d’avoir dispensé publiquement un enseignement contraire à celui de l’Église concernant l’ordination des femmes, les sanctions canoniques sont demeurées, dans des contextes et des modalités très divers, un instrument du gouvernement pastoral particulièrement souple – mais d’usage délicat, en raison d’effets contre-productifs toujours possibles. Elles relèvent d’un régime de normativité bien particulier, qui fait toute leur spécificité : elles ne consistent pas directement à frapper, à punir, mais à estimer, peser, juger, afin de classer, recenser ou enregistrer (censeo) et d’assigner un statut spécial, réversible, destiné à inciter à l’amendement, à la correction. Pour reprendre la métaphore médicale adoptée par le droit canonique, il s’agit de mesures destinées à la guérison, c'est-à-dire à la pénitence et à la réinclusion – fût-ce par l’exclusion préalable[1].

La constance des principes – que l’on peut déjà identifier avant le christianisme avec la nota infamiae des censeurs romains – et des rituels – ainsi la cérémonie pontificale d’excommunication des « ennemis de l’Église » renouvelée à dates fixes trois fois par an du XIIe au XVIIIe siècle – recouvre évidemment une multitude de situations et d’évolutions à travers les âges et les lieux. Cette « Journée d’études Yan-Thomas. Droit et sciences sociales » constitue seulement le tout premier moment d’un cycle de recherches comparatives sur la forme et les usages des censures canoniques de l’Antiquité tardive à nos jours. On considérera toujours aussi bien les continuités longues que les spécificités en privilégiant deux angles d’approche : celui des rapports entre intériorité du sujet et gouvernement, d’une part, et, de l’autre, celui des rapports entre pouvoirs séculiers et institution ecclésiastique.


*


À partir du Moyen Âge central (au plus tard), l'excommunié est à lui-même son propre juge et parfois le seul. L’excommunication intervient en effet dans bien des cas ipso facto, c'est-à-dire qu’elle entre en vigueur du seul fait de l’infraction commise, automatiquement et sans intervention spécifique d’un juge, en vertu d’une sentence générale ou d’un canon préalablement promulgués. Un tel système tend, en quelque sorte, à implanter du droit dans les faits, et cette force d’immanence engage au premier chef la réflexivité du sujet, qui peut être le seul à se savoir excommunié. Ce dernier peut d’ailleurs aussi demeurer dans l’incertitude quant à son état d’excommunication, tout comme le juge lui-même – d’où l’institution, au XIIIe siècle, de l’absolution « à cautèle ». Aujourd’hui comme hier, l’efficacité de l’excom­munication implique certes l’existence (qu’elle contribue à susciter) d’une sphère de publicité où se déploie le contrôle social et où la sanction prend bonne part de ses effets – aspect sur lequel on ne manquera pas de s’attarder. Mais cette efficacité tient aussi, peut-être en premier lieu, à l’auto-inculpation du chrétien en sa conscience – ce dont atteste encore le canon 1331 du Code de 1983, où les effets de l’excommunication « non infligée ou déclarée », qui consistent en une privation de l’accès aux sacrements et en une interdiction de l’exercice de fonctions ecclésiastiques, sont supposés mis en application par l’excommunié lui-même et par lui seul. L’auto-inculpation dans le secret de la conscience, du reste, suppose la connaissance par le sujet, donc la publicité universelle, des sentences générales d’excommunication (dont les conciles et les statuts synodaux ne manquaient pas de prévoir la publication annuelle ou bi-annuelle).

Les actualisations historiques, dans la complexité de leurs contextes, et les caractères formels spécifiques du mécanisme juridique consistant à faire s’assigner au sujet avant même de lui assigner par sentence un statut de nature pénitentiel (sinon punitif) demeurent à examiner de près. Si la gouvernementalité, telle que Michel Foucault l’a définie, est un régime de relations qui lie le gouvernement de soi, autrement dit la subjectivité, et le gouvernement des autres, autrement dit la politique, alors le système de l’excommunication en est une figure typique dans la tradition occidentale. Le système de l’interdit, qui sanctionne les populations d’un territoire dont le gouvernant s’est rendu coupable, peut sans doute aussi être abordé, entre autres, sous cet angle.  


*


L’histoire des censures ou sanctions canoniques est aussi, bien sûr, celle de la confrontation, des conjonctions et des tensions entre autorité spirituelle et puissances temporelles. Elle offre un point de vue de longue durée sur le dualisme qui caractérise le pouvoir en Occident au moins jusqu’aux Lumières et sur les jeux dialectiques afférents – qu’il s’agisse de poussées des tendances théocratiques ou de « sécularisation » par la sacralisation des pouvoirs princier.

Comment la tradition de l’excommunication prend t-elle forme dans le christianisme tardo-antique, entre influence de la culture rabbinique et normativité romaine ? Comment s’articulent ensuite anathèmes et ordre socio-politique au cours d’un haut Moyen Âge caractérisé par le peu d’autonomie de l’institution ecclésiale eu égard aux puissances laïques ? À l’âge d’or du « gouvernement par les sanctions canoniques » aux XIIe et XIIIe siècle, conditionné entre autres par la juridicisation des censures, succède un très lent recul, qui va de pair avec celui de l’universalité de la juridiction ecclésiastique. Comment les usages et les effets socio-politiques de l’excommunication et de l’interdit persistent-ils et se reconfigurent-ils au fil du temps, selon les contextes politico-religieux ? Qu’en reste-t-il dans un monde où le religieux a largement perdu sa place comme principe organisateur des sociétés ? On s’efforcera de mettre en parallèle des situations plus ou moins éloignées dans le temps et des exemples contemporains, tirés de contextes où l’Église conserve une forte emprise sociale, par exemple en Italie ou en Amérique latine. Sans s’interdire d’éventuels rapprochements avec des formes non religieuses ou non juridiques d’exclusion.


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Les études n’ont pas manqué, depuis un siècle et demi, sur l’histoire et le fonctionnement des censures canoniques. Un regain d’intérêt se manifeste actuellement de la part des historiens médiévistes et modernistes. Depuis Henry Charles Lea et ses Studies in Church History (1883)[2], cependant, nul n’a tenté de rendre compte de la pratique dans la longue durée de la tradition occidentale. C’est cette longue et très riche histoire que nous entreprenons d’écrire à nouveaux frais, sous la seule forme qu’elle puisse prendre : celle d’une recherche collective et pluriannuelle.

 

 



[1] L’étude de ces sanctions, il faut le noter, ne peut omettre de se référer autant que nécessaire à l’histoire de la censure des imprimés à partir du début de l’époque moderne – laquelle engage des problématiques similaires dans une large mesure, même s’il s’agit d’un champ de recherche nettement distinct.

[2] H. C. Lea, « Excommunication », dans Studies in Church History, 2nde éd. augmentée Philadelphie : Henry C. Lea’s Son & Co, 1883, réimp. avec une postface de Peter Dinzelbacher, Badenweiler : Wissenschaftlicher Verlag Bachmann, 2009, p. 235-521.


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Programme de la journée du 5 décembre

 

 

09h45. Paolo Napoli (EHESS, Directeur du CENJ Yan Thomas) : Accueil

09h55-10h30. Arnaud Fossier et Julien Théry, Introduction

10h30-11h15. Clément Bur (Docteur de l’Univ. de Paris I – Panthéon Sorbonne) : « Les indignes dans la République : regimen morum et ignominia censoriale à Rome »

Discussion

11h30-12h15. Sylvie Joye (Univ. de Reims Champagne Ardennes) : « Des individus pénitents à la correction de la société : l’excommunication au haut Moyen Âge »

Discussion


14h30-15h15. Benoît Schmitz (ENS LSH), « L’excommunication des souverains au XVIe s. : usages, procédures, effets »

Discussion

15h30-16h15. Fabien Archambault (Univ. de Limoges), « Autour de l’excommunication des communistes italiens en 1949. Première approche »

Discussion

16h30. Discussion conclusive, avec Juliette Cadiot (EHESS), Alexis Charansonnet (Université Lumière – Lyon 2), Emanuele Coccia (EHESS), Guillaume Cuchet (Univ. de Paris Est Créteil), Jérémie Foa (Aix-Marseille Univ.), Emilie Rosenblieh (Univ. de Franche-Comté)

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